La saison culturelle


Retour sur le Normal

Il y a encore pas si longtemps de cela, démarrer une nouvelle saison de Tango s’accompagnait de la certitude d’écouter ou de voir des artistes musiciens ou danseurs. Il n’y avait pas à y penser, c’était comme ça, c’était normal ! Et à Tango de Soie, après plus de 25 ans de cette normalité, c’est même une habitude qui s’était installée. Plus besoin d’y penser du tout ! Plus besoin, même, pour certains, de venir à la rencontre de ces artistes si celle-ci n’était pas inclue dans une soirée dansante. Tout cela fonctionnait et il était possible de s’en désintéresser. Le normal avait conduit à un endormissement.

Les effets d’une crise

Dans le monde du Tango, la crise mondiale des années 2020-2021 a presque tout arrêté ; exit les rencontres avec les danseurs profession-nels, exit les rencontres avec les musiciens ou les chanteurs, exit les bals ou les milongas ! Les frustrations furent nombreuses et l’impact

des difficultés financières imposées aux artistes et aux structures qui les accueillent fut majeur. Ce constat est sans appel et nous pourrions décider de l’oublier au plus vite, pour passer à la suite, pour recom-mencer comme avant, pour revenir à la normale.

Cependant, le vide provoqué par la crise s’est aussi avéré une loupe sur une partie devenue presque invisible, et pourtant si importante, du monde du Tango, sur ses piliers, sur ses rouages. Faisons le pari, en nous y arrêtant un instant, que cette crise nous permette un réveil. Faisons le pari qu’elle éclaire de n

ouveau notre place à tous et les inter-relations indispensables à la nature vivante du Tango. Faisons le

pari que l’ombre morbide qui a plané sur le Tango amplifie notre compréhension, notre respect et notre soutien de ce qui le fait battre.

 

Le triangle du Tango

Commençons par trois questions. Ai-je entendu dire que le Tango argentin était vivant ? Que cela signifie-t-il pour moi ? Est-ce que je le pratiquerais s’il était mort, comme certains parlent ou écrivent le latin ou le grec ancien ?

Une définition possible de la nature vivante du Tango pourrait être que la composition

de nouveaux morceaux de musique et de nouvelles chansons ne s’est pas arrêtée à telle ou telle date dans le passé. A cela s’ajoute la continuité dans l’exploration chorégra-phique, l’émergence de nouveaux danseurs maestros et une évolution de l’enseigne-ment de la danse. Enfin, la fréquentation des

Milongas et des festivals par un public sans cesse renouvelé, et dans de nombreux pays du monde, complète l’ensemble. Dans une relation triangulaire, les femmes et les hommes qui oeuvrent à chacun de ces endroits, qui nourrissent chacun de ces trois piliers, apportent l’énergie de vie au Tango. Et comme n’importe quel trépied, retirez un seul de ces éléments et le Tango, dans sa forme populaire au moins, s’effondre. En effet, quel musicien ou danseur maestro investirait son art s’il n’y avait pas de public de Milonga ? et combien de temps ce public danserait-il si la musique n’était pas renouvelée, si des orchestres ne se déplaçaient pas, si de nouveaux grands musiciens et danseurs ne généraient pas de

nouvelles inspirations et n’attiraient pas derrière eux de nouveaux musiciens, de nouveaux danseurs ?

Une Maison du Tango

 

De manière sérieuse, Tango de Soie a toujours fait attention à ce dispositif actif que l’on pourrait nommer le triangle d’or du Tango, ou le Triangle des 3M : Milongas-Musiciens-Maestros (dans n’importe quel ordre). A ce titre, et nonobstant la modestie de ses actions, Tango de Soie peut être considérée comme une Maison pour le Tango, c’est à dire un lieu d’accueil et de formation des danseurs de la Milonga, mais aussi un lieux d’accueil et de formation pour des musiciens, et enfin un lieu d’accueil et de partage du savoir porté par des Maestros danseurs ou musiciens.

En organisant cinq concerts en juin et juillet

2021, à la sortie d’un long confinement, Tango de Soie a pris un risque financier mais a joué son rôle de Maison du Tango. Du point de vue même des artistes invités, cela a permis de mesurer une nouvelle fois l’importance quasi-vitale pour eux de pouvoir se produire devant un public, et de se produire ensemble. Quant au public qui s’est déplacé, il a ressenti les émotions transmises par la proximité des instruments et de la voix, par l’expressivité de chaque interprète, et par le partage des morceaux joués ou entendus pour la première fois. Ces soirs-là, le normal était fait d’une autre substance. Ces soirs-là, l’écoute des danseurs nourrissait les musiciens tandis que la danse, alors

interdite par la loi, se nourrissait invisiblement de ce que les musiciens offraient, … pour plus tard.

Comme avant, mais en conscience ?

Depuis sa naissance, Tango de Soie a consacré la plus grosse partie de son énergie aux danseurs du bal, à leur apprentissage du Tango, à leur pratique et à leur plaisir de participer à la Milonga. Le reste de l’énergie a été tournée vers les autres acteurs du Tango, notamment les artistes musiciens et danseurs, pour les raisons décrites ci-dessus. Cette partie de l’activité a représenté la dimension culturelle de l’association, une dimension difficile à expliquer, mais aussi, parfois, difficile à comprendre. Après presque deux ans de crise mondiale, et avec l’exemple concret des concerts de Juin et Juillet dernier, cette dimension culturelle est peut-être plus aisée à saisir aujourd’hui pour nous tous, ou au moins pour celles et ceux qui pouvaient être présents à ces concerts, qui en ont fait l’expérience, par le ressenti, et qui peuvent en parler autour d’eux : une partie de l’énergie du Tango vient des artistes contemporains et de leur rencontre. Et alors la ligne politique inscrite au coeur de l’association depuis plus de 25 ans, et qui cherche en permanence l’équilibre entre les 3M, apparaît peut-être plus claire, plus pertinente, plus juste aussi. Elle entre en cohérence avec la construction et l’entretien d’une Maison du Tango.

Comme avant, être adhérent de Tango de Soie aujourd’hui ouvre donc toujours la possibilité de profiter de l’offre proposée par l’association, chacun avec ses préférences. Mais c’est aussi réaliser – et adhérer à – la symbolique du triangle des 3M, c’est comprendre qu’une attention soit portée à l’ensemble des sommets de ce triangle et à leurs inter-relations vitales au Tango. Si la crise, et le vide qu’elle a causé, nous permet de prendre conscience de cela, alors une force nouvelle se déploiera. Les invitations d’artistes du Tango prendront un sens nouveau et l’idée même de rencontrer ces derniers deviendra plaisante pour tous. Assister à un concert ne sera pas seulement une contribution financière à la vie des musiciens et des chanteurs, cela correspondra à l’expérimentation d’une vibration, le partage d’un moment de l’aventure humaine et vivante du Tango, parfois touchante, parfois troublante, rarement décevante. Se joindre au public qui reçoit des maestros ne sera pas seulement les soutenir matériellement, cela correspondra au renforcement d’une conscience que l’univers du Tango repose aussi sur eux, que les différentes facettes sont connectées et toutes nourricières, à terme, des Milongas.

En étant tous, individuellement et collectivement, conscients de notre rôle dans la géométrie du triangle, en comprenant l’importance et en respectant ou en soutenant le travail des musiciens et des danseurs, c’est toute la pulsation du Tango que nous alimenterons. Ceci n’impose à personne une participation active, si ce n’est par la conscience, et cette conscience fera disparaitre les oppositions, les critiques et les jugements qui détruisent une partie au moins de l’énergie vitale de l’univers du Tango, un univers large et global dont on ne voit quelques fois que la partie qui nous touche le plus. En retour, le Tango, gardé vivant et nourri, pourra continuer de nous apporter, à tous, chacun à sa place, ce que l’on aime et que l’on recherche en lui. Dans un abrazo invisible, le donner et le recevoir formeront un cercle vertueux.

Retrouvons l’envie !

Les concerts de la fin de la saison dernière ont permis de renouer avec le plaisir de l’instantanéité dans le partage, de la proximité entre un public et des artistes. Or le plaisir étant lié à l’envie, n’aurions-nous pas intérêt à se donner envie ?

Pour cela, les invitations ont commencé à Tango de Soie et l’agenda du premier trimestre de la nouvelle saison s’est rempli ! Et puis, en parallèle, cette saison, l’initiative d’une « scène ouverte » a été lancée, pour répondre à une autre envie, l’envie de ceux qui souhaitent montrer leur travail en lien avec le Tango. Pour tous les adhérents, c’est ainsi un programme pour découvrir des fragments de Tango et alimenter son imaginaire. Et grâce à tous les adhérents, la salle du 41 Rue Leynaud s’offre ainsi comme un lieu d’expériences diverses, mais également comme un lieu de soutien et d’accompa-gnement.

 

« Nous avons eu deux fois l’opportunité de jouer à Tango de Soie, en tant que quatuor, puis en tant que trio. Ça a été chaque fois un grand plaisir pour nous, musiciens de tango, de jouer dans ce lieu emblématique de cette culture tanguera. Outre l’accueil très chaleureux que nous avons reçu et le soutien que nous a apporté Tango de Soie, l’expérience de jouer en bal est, selon nous, à la fois magnifique et nécessaire, que l’on soit musicien de tango ou danseur ! C’est un échange, une communication constante entre nous tous, une énergie qui circule entre nous et qui enrichit tant la pratique du danseur que celle du musicien. »

Trio Berretin

 

« J’admire beaucoup les initiatives de Tango de Soie pour soutenir la musique car c’est en quelque sorte un pari, c’est une prise de position. C’est miser, c’est comme se mettre d’un côté dans un jeu, c’est comme s’engager, c’est comme choisir la bonne équipe dans un match où l’enjeu est substantiel.

En décidant d’ouvrir la salle malgré les restrictions en Juin dernier, vous ne nous avez pas surpris, car vous vous êtes toujours engagés pour la musique, pour la culture en général, mais vous nous avez tous enchantés.

Roulotte Tango a joué un concert entièrement de chansons. De la chanson nouvelle, actuelle, des textes, or la culture c’est la danse, la musique, et aussi les textes. Ema Milan, elle, a chanté un concert complet de TANGO et folklore d’Argentine, la tradition du Tango Cancion, qui est parallèle à la danse, et pourtant si importante, depuis les années 1930. Quant à la musique que j’ai jouée avec William Sabatier, elle n’est absolument pas dansable. Et en ouvrant cette fenêtre, vous avez ouvert le cœur des personnes qui n’avaient jamais entendu ce genre de musique. Votre ouverture a été complète.

Voilà ce que j’ai à dire, même si je pense que je n’ajoute pas grand-chose à ce qui se sait déjà. Ce ne sont que des paraphrases. »

Roger Helou

 

« Je me souviens très bien de ma première venue à Tango de Soie, il y a bientôt 15 ans, avec quelques musiciens de la Roulotte. Nous étions venus voir le concert de l’orchestre du Puy dirigé par Hervé Hesquis. Nous étions alors de jeunes étudiants curieux et assoiffés de musique, et nous répartîmes émerveillés mais aussi très impressionnés ;  avec le désir ardent d’être prêts pour jouer dans une si belle Milonga. Cela nous paraissait hors de portée car nous ne connaissions par encore les gens qui faisaient vivre cette association, la simplicité, la bienveillance et la générosité avec laquelle ils allaient nous accueillir. Nous ignorions aussi qu’ils allaient jouer un rôle décisif dans l’histoire du Collectif Roulotte Tango.

Un an plus tard, nous étions accueillis pour des résidences à l’année avec le projet Tipica Sanata et le premier concert arriva, le premier d’une longue série. Depuis, je ne compte plus le nombre de fois ou TDS nous à permis de présenter nos projets, mais aussi ceux d’autres artistes que nous souhaitions faire connaitre, introduire. Je ne compte plus le nombre de fois ou TDS nous a passé les clés, nourris, hébergés, proposé des projets, des défis…. Et je n’oublie pas l’accompagnement de notre structure quand elle était en difficulté.

Le chemin des groupes de musique et bien souvent solitaire et quelque peu informel, c’est celui d’une bande de copains qui partagent une passion. Cela ne peut se transformer en activité professionnelle qu’avec des rencontres comme celle que je suis en train de décrire. Nous avons trouvé bien plus qu’un lieu où jouer, nous avons trouvé un partenaire, des conseils, des amis et, je dirais même, une maison, car à Tango de Soie, nen déplaise à certains, on se sent un peu comme chez nous. Ces partenaires, qu’on les nomme producteurs,  agent, ou labels, tous les musiciens en cherchent, nous, nous en avons trouvé un.

Je ne sais pas quand, ou si, nous arrêterons un jour de venir jouer au 41 rue Leynaud, mais je sais que nous n’arrêterons jamais de remercier cette association car sans elle, sans cette politique d’accompagnement des artistes, la Roulotte ne serait pas ce qu’elle est devenue, c’est indéniable. »

Julien Blondel